dimanche 12 février 2017

Tunise : confession d'un tortionnaire du régime de Ben Ali. L'inhumanité dans toute sa spendeur..

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Conduites par l’Instance Vérité et Dignité (IVD), les auditions publiques des opposants martyrisés par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali ont déclenché chez Ridha*, 68 ans, le besoin de s’exprimer. Témoignage choc d’un ex-policier sur le système répressif des années noires.
« C’est sans doute par lâcheté, mais je ne veux pas m’exposer ; mon monde s’effondrerait. À part mon épouse, personne ne connaît ce pan de mon passé. J’ai grandi dans un petit village du Sahel, près de Msaken, où mon enfance a été ponctuée de récits de la bataille de Monte Cassino que ressassait mon père, un tisserand enrôlé dans l’armée française. J’étais un élève moyen, mais j’avais de bonnes aptitudes sportives.
Je n’avais pas conscience, pas plus que mes collègues, d’avoir intégré un système répressif. »
Cela a compté quand, après deux ans de vagues études de sciences économiques à Tunis, j’ai intégré l’école des cadres de la police, au milieu des années 1970. Nous étions heureux, nous étions sûrs d’avoir un emploi, qui plus est au sein de l’autorité. Travailler pour le “Hakem” – celui qui commande –, être l’un de ses représentants, était à l’époque une position très enviée, assimilée à celle d’une élite.
Violences policières admises depuis longtemps
C’est à partir de là que le jeune homme insouciant et fêtard que j’étais s’est coulé dans le moule. Je n’avais pas conscience, pas plus que mes collègues, d’avoir intégré un système répressif. Nous étions convaincus d’être un rouage nécessaire de l’État. Dans l’enseignement qui nous était dispensé, la torture n’était pas au programme, mais les techniques d’interrogatoire, les cours de psychologie et la formation physique nous ont appris à modeler nos attitudes et à exercer des pressions pour briser les résistances. Le tour de vis avait commencé bien avant que j’intègre la police et occupe un premier poste à Gabès [Sud], en 1978.
 L’unique délit de ces gens-là était leurs opinions. Ils n’étaient pas des criminels, et ils ont été traités comme étant pires que des assassins. « 
J’avais affaire à des petites frappes auxquelles j’arrivais, en haussant le ton et en tapant sur la table, à soutirer des aveux. Certains étaient plus retors. Mais personne n’avoue un méfait avec des formules de politesse, sans y être contraint. Bousculer un suspect physiquement est une routine admise. L’un de mes premiers interrogatoires a été celui d’un pédophile. Comment ne pas gifler un violeur qui a détruit la vie d’un enfant ? Est-ce de la torture ? On ne se pose ce genre de questions que plus tard. Sur le moment, on est mû par de la colère, qui devient très vite de la rage. On devient un monstre face à l’horreur. Tout cela pour dire que les sévices ont toujours existé. Bien avant Ben Ali. Et se poursuivent après lui.
Les traces de l’occupation allemande
Il y avait un certain héritage de la période coloniale, des anciens avaient même fricoté avec les Allemands durant la brève occupation. “Nous n’avons pas inventé la gégène”, nous disaient nos supérieurs, qui nous rapportaient les exactions commises par des tortionnaires nommément cités comme si c’était de hauts faits d’armes. Nous n’étions ni pervers ni sadiques, ou du moins nous ne nous percevions pas comme tels, même si certains étaient plus inhumains et faisaient du zèle.

Nous perdions ainsi nos repères et finissions par être galvanisés par ces récits et convaincus d’être en lutte contre des forces obscures qui allaient mettre à genoux le pays. La Direction de la sûreté de l’État [DSE] n’était pas seule à regrouper la police politique, laquelle était dans tous les services : garde présidentielle, DSE, renseignements généraux ou garde nationale. Nous en avons tous fait partie à un moment ou à un autre. Nous pouvions à tout moment être appelés en renfort dans les lieux les plus inattendus.
Engrenage
Au plus fort de la persécution des islamistes, au début des années 1990, nous opérions dans des fermes désaffectées, des commissariats, les locaux du ministère de l’Intérieur ou encore les casernes d’El-Gorjani et de Bouchoucha. Il suffit de peu pour faire d’un lieu un espace de torture. L’investissement est dérisoire. C’est terrible de repenser à tout ça et de le formuler ainsi. Mais finalement, on ne nous laissait pas le loisir de penser. Nous formions des petites équipes dirigées par un chef et menions les interrogatoires à deux ou trois. L’un de nous était toujours plus déterminé, mais aucun ne se permettait de flancher et de perdre ainsi la face par rapport à ses collègues.
Parfois, la pitié prenait le dessus. Certains simulaient des séances de torture quand ils se retrouvaient seuls avec un détenu. »
Il fallait d’abord humilier le prévenu, amoindrir sa résistance, en le faisant se déshabiller et prendre des postures avilissantes, en le frappant avec des tuyaux en caoutchouc, des cravaches, tout en laissant le moins de traces possible, et en réitérant les questions jusqu’à ce qu’il soit dans la confusion. Puis il y avait les techniques plus sophistiquées, comme celle du poulet rôti, où, suspendu nu à une barre de fer, pieds et poings liés, le détenu était frappé et soumis à des décharges électriques sur les parties les plus sensibles du corps. Celle du bain, où on lui plongeait la tête dans un récipient d’eau et de produits chimiques, ou d’excréments, ou encore celle où on le faisait asseoir sur une bouteille. Avec des variantes plus ou moins atroces selon l’humeur et le degré de sauvagerie de l’équipe. Nous étions dans un engrenage, mais cela n’ôte rien à notre responsabilité.
Obéir quoi qu’il arrive
Extorquer des aveux n’était pas la réelle finalité des interrogatoires. On savait déjà tout, et il était bien rare que des prévenus nous en apprennent plus, d’autant qu’ils finissaient par avouer même ce qu’ils ignoraient. Vrais ou faux aveux, nous transmettions tout à nos supérieurs, qui constituaient les dossiers transmis au juge d’instruction. Ces méthodes barbares servaient à dissuader à jamais les victimes de s’opposer au régime. L’unique délit de ces gens-là était leurs opinions. Ils n’étaient pas des criminels, et ils ont été traités comme étant pires que des assassins. Avec les islamistes, c’était insoutenable, d’autant plus qu’ils ne cessaient de s’en remettre à Dieu dans des conditions telles que d’autres l’auraient renié.
Parfois, la pitié prenait le dessus. Certains simulaient des séances de torture quand ils se retrouvaient seuls avec un détenu, mais ce sentiment nous était interdit car nous pouvions être perçus comme des dissidents et risquer notre carrière. Nous devions obéir aux ordres en toutes circonstances. En parallèle, ma vie était confortable, je construisais ma maison, j’avais des projets, je partais en formation en France, au Royaume-Uni, participais aux échanges intermaghrébins et travaillais au renseignement antiterroriste. J’estimais avoir réussi socialement et avoir la considération de mon entourage. Plus tard, j’ai pris conscience que ce que je prenais pour du respect était de la crainte.
Les regrets des années après 
Je n’ai mesuré la portée de ce que nous avions fait subir à des personnes pour leurs opinions que lors de la deuxième séance d’audition des victimes. La vie brisée des femmes qui ont témoigné m’a bouleversé. Je n’ai jamais touché à une femme, mais j’ai entendu plus d’une fois leurs cris dans les sous-sols du ministère. Dans ces années-là, je ne conduisais plus d’interrogatoires mais faisais la chasse aux islamistes. J’étais devenu l’un des hommes qui œuvraient en coulisses pour les patrons de la sûreté. Je transmettais des ordres qui n’étaient pas toujours écrits et rendais aussi compte à mes supérieurs des agissements de mes collègues, qui faisaient certainement de même. Tout le monde surveillait tout le monde, mais de manière absurde et improductive.
Je me suis tourné vers Dieu, mais son pardon est plus facile à obtenir que celui des hommes. »
Ce sont les renseignements égyptiens qui nous ont prévenus de l’opération des jihadistes de Soliman en 2006. J’ai fait valoir mon droit à la retraite en 2008 après avoir été mis à l’écart, avec ma hiérarchie, au lendemain de l’attentat de la Ghriba, en 2002. Je suis parti avec un sentiment d’amertume à l’égard d’un système qui dévorait ses propres enfants. Quand il m’arrivait de croiser un ancien détenu, je feignais de ne pas le reconnaître. Il faisait de même.
Depuis la révolution, depuis que les gens racontent ce qu’ils ont vécu, j’ai eu l’occasion de repenser à tout cela. Je suis à la fois excédé que personne n’admette que le système répressif imposait la torture et désespéré d’en avoir été partie prenante. Tous les regrets que je peux formuler n’effaceront rien de ce qui a été fait. C’est à mon tour d’être torturé. Je me suis tourné vers Dieu, mais son pardon est plus facile à obtenir que celui des hommes, d’autant qu’il m’est impossible de trouver les mots pour le quémander. La honte me mine, me poursuit. L’opprobre public m’achèverait. Je ne crois pas avoir été dénoncé, mais j’ai peur d’être poursuivi et de finir en prison, de vivre ce que j’ai fait vivre à d’autres. Je suis peut-être un lâche, mais pas un monstre. »
* Le prénom a été modifié.

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